L’époque des festivals paraît bien éloignée. Et pourtant, depuis le début de la pandémie, nombre d’entre eux ont bien eu lieu... en ligne.
Malgré l’impossibilité de se rassembler et de se retrouver pour partager les moments de joie et d’insouciance que procure la musique, quelques acteurs de l’industrie ont vu dans les confinements mondiaux successifs l’opportunité de promouvoir de nouveaux formats. Enfin… pas si nouveaux que ça, finalement. En réalité, la retransmission de ces évènements sur Internet existe déjà depuis de nombreuses années, notamment chez les plus grands noms du genre musical EDM (Electronic Dance Music) comme Ultra et Tomorrowland ou encore le festival rock-hip-hop-electro Coachella. Diffusés en direct principalement sur leurs propres sites ainsi que sur les plateformes YouTube et Twitch, ils agrègent chaque année des milliers de visionnages en simultané et rassemblent des communautés entières autour d’une même proposition. Que vous ayez pu acheter un ticket et vous déplacer ou non, il existe toujours un moyen de participer. Et lorsque tout le monde est enfermé chez soi, quoi de mieux que de digitaliser à 100 % son offre ?
Il faut croire cependant que cette formule n’est pas toujours privilégiée. L’Ultra Music Festival qui se déroule tous les ans à Miami a été déprogrammé deux fois sans version digitale, en 2020 puis en 2021, au grand dam des festivaliers qui avaient déjà fait l’acquisition de leur billet, non remboursé jusqu’ici, finalement échangeable pour l’édition 2022. Une histoire de manque à gagner pour un évènement généralement si monumental ? Certains acteurs ont, eux, décidé de se lancer dans l’aventure du festival en ligne des suites de la pandémie comme le label indépendant Proximity avec son Digital Mirage, donnant une visibilité aux nouveaux noms de la scène électronique qui n’ont habituellement pas celle qu’offre un festival classique. D’autres, au regard des conditions que l’on connait, s’adaptent. C’est le cas de Porter Robinson et de son festival Secret Sky.
UNE ÉDITION 2021 VERSION INTERACTIVE, ET C'EST INÉDIT
Un peu de contexte. En avril 2021, Porter Robinson, l’une des figures les plus respectées de la scène électro, sort son deuxième album, Nurture, après pratiquement sept ans d’absence, en dehors de son projet annexe Virtual Self. Pour promouvoir sa sortie, il organise parallèlement la deuxième édition de son festival en ligne, Secret Sky. Déclinaison de son festival Second Sky organisé pour la première fois en juin 2019 en Californie, Secret Sky est une version 100 % virtuelle qui réunit des amis du DJ américain et de nouvelles pépites dans des styles musicaux très variés, allant de la pop-rock à la trap. En 2020, Porter Robinson avait fait appel au studio de développement web Active Theory pour réaliser « l’auditorium » au sein duquel les visiteurs / spectateurs pouvaient incarner de petites vagues, sortes d’âmes vagabondes animées par la musique. Cette année, de véritables personnages customisables étaient jouables, avec un chat vocal fonctionnel pour faire passer l’interaction entre les participants à un niveau supérieur.
La valeur ajoutée du festival cette année aura été la création d’un espace virtuel quasi-complet comme on en retrouve dans des jeux type MMO (Massively Multiplayer Online) où il était possible de se déplacer librement et d'assister aux différentes prestations musicales tout en échangeant de vive voix avec les autres utilisateurs. Certes, ce monde n’était pas complet, mais se rapprochait de l’idée très concrète que l’on peut se faire de ce genre d’espace. L’accès à cet auditorium était notamment possible via n’importe quel support, fixe ou mobile (le côté hyper responsive sur mobile était très surprenant d’ailleurs, on aurait presque du mal à croire que ça soit accessible sur navigateur web), dont des équipements de réalité virtuelle style Oculus VR. Je n’étais personnellement pas équipé d’un casque VR mais pour avoir déjà testé ce type de produit, je ne doute pas que le côté très immersif aura servi d’amplificateur des sensations en regardant les prestations des artistes.
Dès les premières heures suivant la fin du festival, conclu par une époustouflante réalisation de son organisateur, des dizaines de captures vidéo au sein de l’auditorium virtuel ont été publiées sur la plateforme YouTube, mettant en scène des groupes de spectateurs profitant de l’expérience inédite s’offrant à eux. Et ce avant même les traditionnels enregistrements classiques sur desktop. De DJ Potaro (un des multiples alias de Porter Robinson), en passant par Kero Kero Bonito, Yvette Young ou encore Rezz, ce sont de vrais rassemblements qui ont eu lieu au passage de chaque artiste du festival digital. C’est en soi une petite victoire pour ce type de proposition sans précédent, mais également une grande réussite dans le contexte actuel. On peut légitimement se demander si ce genre de complémentarité entre la réalité virtuelle et la musique a un avenir en tant que tel, en ouvrant l'alternative crédible d'une toute nouvelle dimension, au regard l’expérience qu’offre généralement un festival version physique.
L’expérience virtuelle, en complément du bombardement visuel, devient alors un nouveau maillon pour des utilisateurs qui voient évoluer la consommation musicale. Ces nouvelles méthodes d’interaction avec le public, entre le public et pour le public prouvent qu’il est d’actualité de pousser et même dépasser les frontières du réel en s’appuyant sur les habitudes numériques. Le timing est en réalité parfait car, même si les conditions qui en sont l’origine sont terribles, la digitalisation d’un festival ouvert met tous les fans sur un même pied d’égalité. Les spectateurs physiques d’autrefois rejoignent la communauté en ligne, où tout le monde partage et vit les prestations d’une manière similaire, dans l’attente de retrouver les artistes sur scène. C’est pour cette raison que l’on peut voir dans la démarche de Porter Robinson une belle preuve de maturité, notamment dans son approche très graphique de ce qui s’apparenterait normalement à un concert.
EXPÉRIENCE VIRTUELLE... MAIS SURTOUT VISUELLE
Une question qui agite les débats se pose (et ma chérie m’éclate à chaque fois que j’en parle) : la musique est-elle faite pour être regardée ?
Sur l’entièreté du festival, tous artistes confondus, l’accent est très clairement mis sur l’aspect visuel des sets, où chacun nous fait entrer dans son monde artistique par des visuels qui accompagnent les performances musicales. On ne participe pas au festival seulement pour écouter des versions live des titres joués, qui sont malgré tout au cœur des attentes des spectateurs (les prestations de Porter Robinson étant quasiment toujours ponctuées de ces « live exclusive », adorées par sa communauté), mais aussi pour vivre une expérience visuelle inédite, qui ravivera les frissons ressentis ce moment même à chaque nouveau visionnage. Et c’est également valable pour des concerts et prestations physiques : on vient voir plus qu’écouter comme on le ferait chez soi, là est tout l'intérêt. Rien qu’en regardant l’intro du set de Porter Robinson édition 2021, on comprend la place essentielle qu’occupent les visuels dans le show intégral, avec une démonstration à la fois qualitative et millimétrée.
Intro du set de Porter Robinson au festival Secret Sky 2021 (crédits : Porter Robinson)
Du côté des fans, les versions live font même l’objet de remakes d’une précision ahurissante, en témoigne la playlist de la chaîne HuntroxicMusic publiée en 2016, véritable travail d’orfèvre dans la recréation d’une œuvre visuelle. On est pratiquement à l’image près sur des techniques de production assez complexes où quasiment aucune ressource n’est disponible au départ. Le fait est que la musique est indépendante vis-à-vis de l’image, tandis que l’image ne peut se passer de la musique. Or, aujourd’hui, on tend vers l’interdépendance : le visuel se présente comme un élément à part entière de l’expérience musicale. En effet, une musique, un passage, un mot peut être associé à un visuel, faisant partie intégrante de l’identité musicale et pouvant évoquer des sentiments particuliers au travers du message qu’il véhicule. Considérant ce fait, il paraît donc naturel d’en faire un élément central dans la réalisation globale.
La scénographie ainsi que la production du set de Porter, quant à elles, ont notamment été réalisées par l’un des grands noms de l’industrie du cinéma, Zack Snyder (réalisateur des films de la licence DC comme Justice League et plus récemment Wonder Woman) officiant en tant que Production Manager et un certain Mike O’Brien, autre figure dans le domaine, dont la compagnie Mike O’Brien Films avait en charge la construction visuelle du show. On comprend que cet aspect quasi cinématographique a fait l’objet d’une attention particulière, presque à en atteindre celle que nécessiterait un long métrage. On est d’ailleurs en plein dedans avec une prestation de plus d’une heure. Au visionnage, il ne semble pas véritablement y avoir de coupure (on serait donc pour reprendre les termes du cinéma dans un plan-séquence), mais la nécessité d’un montage éventuel renforce bien un sentiment d’art visuel.
Alors, que retenir ? Uniquement la partie visuelle ? Absolument pas. Contrairement à un festival physique, une proposition 100 % en ligne est l’occasion de scénariser, employer des techniques audio (comme visuelles) très contraignantes de manière plus flexible, synchroniser, optimiser et fluidifier le rendu final de façon plus précise. Même si cela n’évite pas quelques écarts comme un écran à l’arrière sur le point de passer en veille chez Salute ou un micro chutant, laissant sa marque auditive dans le set pour Porter dans l’édition 2020, on garde l’essence même de l’imperfection et de l’imprévu, un naturel qui fait en définitive le charme d’un tel évènement. L’important ici est que le festival digital reste un festival à part entière, et que ce statut singulier lui confère plus d’amplitude dans ce qu’il souhaite accomplir. C’est en cela que l’on peut espérer voir se dérouler d’ici quelques années une évolution du paysage musical pour le meilleur, très probablement rythmée par de nouvelles pratiques et innovations dans le domaine. De nouvelles manières de profiter toujours plus de ce que la musique a de plus beau à offrir.
Pour conclure, rien de mieux que de vous inviter à regarder vous-même la prestation de l’artiste à son propre festival le 24 avril dernier, qui aura été personnellement un moment fort en émotion, point de départ pour la réflexion sur les sujets traités ici. En vous souhaitant une belle découverte !
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